Archives mensuelles : avril 2019
Protégé : PÂQUES DANS TOUT SES ÉTATS
Encore une histoire de télégramme
Nous sommes en 1948. Camille a 15 ans,elle est en classe de seconde au lycée Saint-Just. J’ai 11 ans et suis en 5ème au même lycée.
Notre famille commence à ressembler davantage à une famille normale, avec quand même quelques particularités. L’une d’entre elles est que notre père travaille de nuit. Il est « concierge » à l’hôtel Royal, l’un des hôtels les plus réputés de Lyon, situé place Bellecour.
La réception de nuit est un peu plus pénible que celle de jour et a des conséquences sur la vie familiale. A l’heure où ma sœur et moi faisons nos devoirs ,notre père se prépare pour aller prendre son service. Il est en général de mauvaise humeur car il a plus ou moins bien dormi. Ma mère s’affaire autour de lui pour lui préparer une légère collation , l’aider à se vêtir , cela dans la cuisine-salle à manger car notre appartement au 5ème étage de cette maison classée « Renaissance « ne comporte pas de salle de bains. Après son départ qui s’entoure toujours d’un peu d’énervement, nous nous retrouvons entre nous, les quatre femmes, en comptant notre petite sœur de 3 ans. Autour de la soupe du soir , suivie d’un plat cuisiné et souvent d’un dessert, l’atmosphère est paisible.
L’intérêt de la profession de notre père est qu’il rencontre des gens importants ou intéressants. Les hommes d’affaires nous importent peu, mais il arrive que des comédiens connus séjournent quelques nuits à l’hôtel Royal , venus à Lyon par exemple pour jouer au théâtre des Célestins . C’est ainsi qu’un soir, notre père nous apprend la présence à l’hôtel de l’acteur Jean Marais. Celui-ci est justement l’idole de ma sœurCamille. Sa silhouette qui s’adapte aux rôles de « cap et d’épée », son visage aux traits parfaitement réguliers, en ont fait l’acteur le plus célèbre de sa génération. Ma sœur est tout excitée et quête auprès de notre père la moindre anecdote le concernant.
Justement, un soir où il se prépare d’assez bonne humeur, papa nous montre une bande de papier pour nous d’un immense intérêt : un texte écrit de la main de Jean Marais. Celui-ci l’a remis à notre père pour qu’il en envoie le message par la télégraphie sans fil, c’est-à-dire un télégramme. Ma sœur le tient dans ses mains comme une relique, elle demande à papa si elle peut le garder. Il hésite un peu puis accepte. Le télégramme ayant été envoyé, il estime que le manuscrit n’a pas besoin d’être conservé. ma sœur le met dans son cartable, toute fière à l’idée de le montrer à ses copines.
Le lendemain matin, nous partons au lycée comme d’habitude sans avoir revu notre papa qui ne quitte l’hôtel que lorsque le réceptionniste de jour est arrivé. Nous sommes bien loin de penser qu’un petit drame s’est joué la veille au soir à l’hôtel Royal ! En effet, passant à la réception, Jean Marais a demandé à récupérer le texte manuscrit du télégramme. Confus, papa a dû s’excuser de ne pouvoir le restituer. Il a tenté, bien entendu , d’amadouer le grand artiste en insistant sur le fait que sa fille aînée « folle de lui » s’est jetée sur le papier comme sur un trophée. Jean Marais finit par sourire, insiste cependant pour récupérer le papier. « Vous comprenez, monsieur Sanna , que je ne tiens pas à ce que des autographes de moi se promènent dans la nature ! »Mon père l’assure qu’en venant travailler le soir suivant, il le rapportera.
J’imagine que mon père a dû rentrer rue Lainerie passablement énervé et que maman en a comme d’habitude , fait les frais ; d’autant plus que lorsque papa dit qu’il veut récupérer ce papier « tout de suite, tout de suite » ma mère un peu tremblante , doit avouer que l’objet n’est plus à la maison. Il s’est envolé dans le cartable de Camille et doit à présent circuler de main en main dans une classe de seconde.
Mon père fulmine. C’est la honte de sa carrière s’il ne rapporte pas le soir même ce papier à son auteur. Ma mère fait remarquer que Camille va le rapporter en revenant du lycée, mais mon père dit qu’il ne veut pas aller se reposer tant qu’il n’a pas la certitude de pouvoir retourner à l’hôtel le soir, le papier dans sa poche ! Et allez savoir si cette diablesse de fille n’aura pas prêté le précieux document à l’une de ses camarades ou si celui-ci n’aura pas été déchiré lorsqu’elles auront tâché de se l’arracher !
Tant et si bien que ma mère, à la fois sacrificielle et femme d’action qui n’a pas froid aux yeux, propose de monter au lycée pour récupérer le plus vite possible ce satané bout de papier avant que cela ne déclenche pas un incident diplomatique ! Il y a le problème de la petite sœur de trois ans atteinte de la coqueluche ! Elle ne peut la laisser seule à la maison alors que mon père va maintenant aller se reposer de sa nuit de travail. N‘empêche, Maman va l’emmener avec elle. Justement il fait beau ! On est au mois de mai .
Je les imagine toutes deux sur ce chemin que j’ai parcouru des centaines de fois moi-même, le long de la rue Saint Jean , la petite fille aux couettes blondes trottinant près de sa maman. Elles ont certainement pris le funiculaire afin d’économiser les petites jambes.Le lycée étant en vue, Colette s’étonne : « C’est là, l’école des Ninnins ? » . Il faut d’abord s’expliquer avec la concierge qui s’étonne de cette intrusion et appelle une surveillante à la rescousse. Une de ces jeunes étudiantes que nous appelons méchamment des « pionnes », à l’énoncé du problème, propose à ma mère de l’emmener chez la surveillante générale d’externat.
Et voilà ma mère, toujours accompagnée bien sûr de la petite sœur coquelucheuse dans le bureau de la toute-puissante mais juste mademoiselle Jouhanneau. Il faut justifier la demande de déranger un cours pour récupérer d’urgence un papier important que Camille Sanna , élève de seconde, a emporté par mégarde. Très compréhensive et sans s’émouvoir, la compétente demoiselle envoie une surveillante récupérer le papier. On peut imaginer la surprise et l’émotion de Camille lorsque elle doit remettre le précieux document sous les yeux intrigués et les chuchotements des élèves.
L’histoire s’arrêterait là mais voilà que dans le bureau de la surveillante générale, la petite sœur, trimballée depuis trois quarts d’heure, est prise d’une quinte de toux et que celle-ci se termine par le « chant du coq », c’est à dire en atteignant une note très haute qui rend le symptôme très spectaculaire. Mademoiselle Jouhanneau s’inquiète de savoir de quelle maladie souffre cette petite fille. « La coqueluche ? Mais, madame, c’est une maladie très contagieuse, vos deux grandes filles risquent de la transmettre à leurs camarades ; je suis obligée de les soumettre à une éviction. »
Et c’est ainsi que par la faute de Jean Marais, Camille et moi nous retrouvâmes en vacances anticipées durant trois semaines du mois de mai 1948.
Claude-Angéla Sauvage-Sanna